Stéphan Bernier

Viande froide et recherche créatrice
janvier 2002

par Denise Pelletier

CHICOUTIMI(DP) - Des soldats de plastique vert littéralement plantés à l'horizontale dans un tableau: quoi de plus fort pour parler de la guerre, de sa futilité et de ses conséquences tragiques que cette véritable forêt d'uniformes et de fusils, évoquant entre autres la perte d'individualité de ces soldats-jouets englués, anonymes et interchangeables devenus chair à canon.
Quoi de plus fort? Peut-être bien le tableau voisin, qui ressemble à une image abstraite réalisée dans une toile délicatement tissée. Quand on lit la description de l'oeuvre, on constate qu'elle est constituée de viande cousue et d'acrylique, ce qui nous ramène donc à la notion de chair à canon.
D'ailleurs l'exposition s'intitule «Viande froide», c'est celle que présente Stéphan Bernier à l'Oeuvre de l'autre jusqu'au 31 janvier. La viande, sous forme de tranches de steak, rôti de boeuf, langues et oreilles de porc - et sang de caille - est un
élément essentiel de cette exposition d'un jeune artiste qui a manifestement, entre ses oeuvres anciennes et ses plus récentes (parmi lesquelles ce diptyque aux soldats de plastique intitulé «Rouge/Vert»), connu une évolution tant technique que conceptuelle.
Un autre diptyque, également récent, montre d'un côté le portrait d'un homme, dans lequel on peut reconnaître, si on regarde bien, les traits du président Georges Bush, et de l'autre des bandes horizontales rouges et blanches qui évoquent celles du drapeau américain. Là encore, ces oeuvres intègrent de la viande cousue et découpée, combinée à de la peinture acrylique. Le traitement appliqué aux matériaux de base confère à l'image définitive des qualités formelles: la viande se transforme en une sorte de dentelle aérienne, éthérée, belle à regarder.
D'autres oeuvres de Stéphan Bernier (réalisées avant l'été 2001) sont plus difficiles d'accès parce qu'elles  heurtent davantage l'esprit et le coeur. Par exemple une sculpture intitulée «Le baiser», qui consiste en un rôti de boeuf ficelé, suspendu, duquel sort une langue de porc. Même si le tout a été recouvert de laque, impossible de ne pas ressentir un malaise devant cette association entre un morceau de viande et un acte généralement idéalisé dans l'ensemble des constructions fictionnelles. Malaise plus présent encore quand on regarde la grande toile couverte de taches de sang de caille et le document vidéo qui l'accompagne, montrant des cailles mortes, ou encore la grande estampe infographique intitulée «Steak aux poils».
La viande et le sang sont pour l'artiste l'expression d'une distance qu'il veut prendre par rapport aux «canons» traditionnels des arts visuels. Il se propose de mettre en évidence, à travers la beauté de l'imperfection, le «goût inavoué de la mort dissimulé dans le spectacle». Et il y parvient, pour l'essentiel.
Le visiteur doit donc aborder l'exposition avec une grande ouverture d'esprit, car certaines images peuvent heurter son sens esthétique et même son sens moral. Il faut y voir les avatars d'une recherche créatrice qui parcourt plusieurs avenues. Stéphan Bernier exprime, dans ses oeuvres, ses réflexions sur le morbide, sur la conscience sociale de la mort, sur l'angoisse de sa propre fin.
Ses travaux les plus récents donnent l'impression qu'il est sur le point de trouver une voie prometteuse, qui consisterait à pousser à ses limites le jeu esthétique de transformation d'une matière délétère ou mortifère. Les idées de morbidité, de liens entre la mort et la création, pour être exprimées plus subtilement, n'en deviennent que plus percutantes.