Daniel Jean

Du transfert d'images à la compassion
janvier 1995


par Denise Pelletier

CHICOUTIMI (DP) - Daniel Jean a voulu se servir d'un médium nouveau pour lui, la photographie, pour appliquer les principes qu'il a mis au point et appliqués dans sa pratique antérieure. C'est ce qu'il nous explique à propos de l'exposition «Esthétisme et compassion», qu'il propose à la galerie Séquence jusqu'au 12 février.
Cette pratique, qu'il appelle l'art simple, consiste à faire de la récupération d'images, comme pour leur donner une seconde vie. Jusqu'ici, il le faisait par la technique du transfert, calquant point à point, avec un crayon au plomb, des images trouvées dans des journaux ou magazines, sur un papier qui devenait ensuite le support de l'oeuvre. On a pu voir le résultat de ce travail dans ses précédentes expositions, notamment «Bandits et voyous» et «Pages d'histoire et autres faits divers».
Cette fois, Daniel Jean s'est tourné vers la photo pour faire ce même travail de sélection, d'extraction et de transfert d'images. Comme il n'est pas familier avec la technique photographique, il a fait appel à Caroline Tremblay, qui lui a apporté sa collaboration pour toutes les étapes de son travail.
L'exposition se divise en deux parties correspondant aux deux salles de la galerie Séquence. Dans la première, il y a une oeuvre sur chacun des quatre murs. Au fond, c'est la dernière image du film «Alter Ego» de David Cronenberg. On y aperçoit deux hommes (en réalité c'est le même comédien), dont l'un est couché sur les genoux de l'autre. Une autre oeuvre comprend 18 photos de format moyen, toutes tirées d'une image prise dans la revue Libération: Daniel Jean a choisi, dans cette grande photo illustrant des funérailles au Liban, des visages, des mains et d'autres éléments pour les cadrer et en tirer des épreuves.
Une autre oeuvre est tirée d'une photo du magazine Time représentant un Africain d'une maigreur extrême, qui marche à genoux devant une habitation dont les murs sont faits de corde tissée. La dernière oeuvre a été tirée du film «Envoyé spécial», avec John Wayne, tel que reproduit dans un vieux numéro du magazine Western.
Dans l'autre salle, il y a deux séries de photos tirées de films vidéo: l'une montre les mains et le visage d'une personne en train de pratiquer le do-in, une technique d'automassage, l'autre montre les mains de Daniel Jean lui-même, pointant vers le bas, paumes ouvertes.
Voilà pour la partie esthétique à laquelle fait référence le titre de l'exposition: «je choisis des images pour leur contenu, mais il faut aussi qu'elles soient belles, qu'elles me plaisent», souligne Daniel Jean. Ce travail esthétique se poursuit dans le processus d'épuration du contexte (pour ne garder qu'un secteur de l'image), de division et de reproduction: cela a pour effet de ralentir le temps, de proposer un arrêt sur image, explique Daniel Jean.
Car il est fasciné par le nombre incroyable d'images que nous avons chaque jour sous les yeux, un nombre qui va sans cesse croissant: «bien souvent, on ne prend pas le temps de regarder ces images, de les analyser, de voir ce qu'elles contiennent vraiment», dit-il. Le travail esthétique porte enfin sur la trame: il aime bien mettre en évidence, par l'agrandissement, la photo d'écran et diverses techniques d'impression les lignes horizontales caractéristiques du support vidéo, le fait que les images sont des objets fabriqués.
Quant à l'autre volet de son exposition, celui de la compassion, il est illustré à la fois par le contenu des images et par les relations que l'on peut établir entre les deux parties de l'exposition. D'un côté les êtres humains qui souffrent, de l'autre les mains qui guérissent. «Je pense que l'humanité est le meilleur rempart contre l'humanité», dit Daniel Jean. Le do-in, c'est la compassion envers soi-même, tandis que les mains ouvertes signifient la compassion envers autrui.
Au mur, Daniel Jean a affiché cette phrase: «il n'y a pas de point final, sauf un... et encore», de même que la dernière page du roman «Martin Eden» de Jack London, qui raconte le suicide d'un jeune écrivain. «Il se suicide parce qu'il ne pense qu'à lui-même, à ses propres déceptions: le geste n'aurait peut-être pas eu lieu si le personnage s'était tourné vers les autres», dit Daniel Jean qui rappelle que Jack London lui-même s'est suicidé quelques années après avoir écrit ce livre.
À ces images qui évoquent la mort, paradoxalement, l'artiste donne la vie, un genre de seconde chance d'être enfin lues et vues par ceux qui les auraient regardées trop rapidement une première fois. Et la compassion, présente dans ces images par les mains qui se tendent, les visages qui pleurent, les objets créés même au sein du plus grand dénuement, donne aussi une seconde chance, un souffle de vie à ceux qui vont mourir, ou une persistance à ceux qui sont morts.
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