Chair, sang, violence: ainsi va le monde
août 2001
par Denise Pelletier
CHICOUTIMI(DP) - Un ourson de peluche entièrement recouvert de tranches de steak cru. La sculpture pourrait susciter incompréhension, dégoût, rejet. Mais peut-être aussi réflexion et découverte de nouvelles significations. C'est en tout cas le pari de Stéphan Bernier, créateur de cette oeuvre et de plusieurs autres où il réunit des éléments de nature contradictoire. Mis ensemble, ces objets prennent des sens différents, inattendus: par exemple, l'ourson évoque l'enfance, l'innocence, tandis que la viande crue est reliée au sang et à la violence, alors on en arrive à évoquer la violence faite à l'enfance, explique le jeune artiste de Chicoutimi. Dans l'exposition collective Génération N, à laquelle il participe actuellement (à Estampe Sagamie d'Alma dans le cadre de la Biennale du dessin, de l'estampe et du papier-matière), il présente une grande estampe infographique utilisant aussi la viande comme élément pictural et signifiant, associée cette fois à l'image d'un animal et à des portraits: l'oeuvre s'intitule «Steak au poil».
Nous l'avons rencontré quelques jours avant son départ pour Baie-St-Paul, où il participe au 19e Symposium international de la nouvelle peinture au Canada (commencé depuis vendredi), avec dix autres artistes sélectionnés parmi plus d'une centaine ayant présenté des projets. Dans le corridor du Pavillon des arts, bien emballée et prête à partir par courrier, se trouvait l'immense toile de 210 par 210 centimètres sur laquelle il doit travailler pendant un mois.
«Le thème du Symposium, c'est l'être au monde, mais moi je veux plutôt parler du monde où on est, du monde de tous les jours», dit Stéphan Bernier. Sur un fond texturé afin d'imiter un mur de briques, il va intervenir par la peinture, à laquelle il va associer divers objets, comme un téléviseur qui s'allumera en détectant les mouvements des visiteurs, des sources d'éclairage, peut-être un appareil radio. Il va peindre, en grosses lettres et en anglais, un texte que l'on pourrait traduire ainsi: «ils sont heureux car ils mangent du gras», et plus bas, le mot «free».
C'est ainsi que Stéphan Bernier voit et veut représenter le monde où nous sommes, celui de la consommation, de la publicité, des médias d'information. «Autrefois, les artistes peignaient la nature qui les entourait. Ils le font encore aujourd'hui, mais la nature est devenue urbaine», dit l'artiste qui se réjouit à l'idée de travailler en public pendant un mois, soit toute la durée du symposium. Comme la plupart des visiteurs ne sont ni des spécialistes, ni des initiés, «c'est vraiment le moment de prendre le pouls des gens, de vérifier si notre discours passe bien, et aussi de rencontrer d'autres artistes», dit-il.
Natif de Laterrière, Stéphan Bernier n'a jamais vraiment pensé à une carrière qui ne soit pas dans le domaine des arts visuels, bien conscient par ailleurs qu'il s'agit là d'un choix «égoïste et égocentrique». «Il y a des peintures que je n'ai jamais vues et que j'aimerais voir: alors je les fais», dit-il. En outre, au cours de son bac interdisciplinaire en arts à l'UQAC, il a approché divers autres médias tels sculpture, infographie, scénographie, qu'il peut tout aussi bien utiliser dans sa création.
Comme celle des objets en apparence contradictoires, la combinaison des disciplines produit de nouvelles idées, de nouveaux sens, selon lui. Dans ses rêves les plus fous, il invente «une discipline qui n'a pas de nom». Mais finalement, c'est le projet qui importe, la discipline doit en découler, et non l'inverse.
Cependant, une fois terminée, l'oeuvre ne lui appartient plus: «ce qu'elle dit, ce n'est pas moi qui le dis. Ce que chacun ressent en la regardant, c'est ça la vérité, et il n'y a pas besoin d'autres explications. D'ailleurs, quelqu'un qui lirait les textes que j'écris dans le cadre de ma maîtrise n'aurait aucune idée de la nature de mes oeuvres», souligne-t-il.
Stéphan Bernier, qui termine cette année sa maîtrise en arts (volet création) à l'UQAC, mène déjà de front, si l'on peut dire, une carrière à deux volets: l'un individuel, l'autre collectif. Réaliser des oeuvres en groupe, c'est assez rare chez les peintres. C'est pourtant le défi que relève DeLaBeLa, le groupe d'artistes qu'il forme depuis trois ans avec Hugo Lachance, Patrick Desbiens et Frédéric Laforge. Ils ont déjà à leur actif de nombreuses réalisations, dont la plus récente est une création in situ installée à Jarnac, en France pour le centre d'artistes Danaé.
Sur place au mois de juin, les quatre membres de DeLaBeLa ont investi un petit hangar désaffecté: sur un des murs, ils ont réalisé une fresque peinte avec du sang de porc et du goudron, où on aperçoit notamment une croix sans branches, référence à un vieux crucifix sans bras retrouvé dans l'église locale. Ils ont ensuite placardé, percé et barricadé la toile. Sur deux autres murs ils ont installé un confessionnal, l'un représentant le bien, l'autre le mal, mais comportant chacun quelques éléments qui semblent contredire le sens initial, pour évoquer la présence marquée de la religion protestante dans cette région. L'ensemble comprend aussi un autel et des petites têtes en plastique sur lesquelles des cheveux des artistes ont été «greffés», et un récipient rempli de sang de porc. Après y avoir installé l'électricité et un système d'éclairage, les créateurs ont, au moment de leur départ, replacé dans les lieux les escargots qu'ils avaient chassés au début afin de pouvoir travailler... Histoire de vérifier les effets du passage du temps, quand ils y retourneront dans un an.
Après cette première invitation reçue par l'intermédiaire du centre d'artistes almatois Langage Plus, les quatre membres de DeLaBeLa en ont en effet reçu une autre, de la part du directeur fondateur de Danaé. «Il a aimé notre fonctionnement à quatre, qui suppose l'effacement de l'ego de chacun, alors il nous a demandé d'y retourner l'an prochain». Cette fois, explique Stéphan Bernier, le groupe va «retaper» à sa façon un édifice désaffecté, au toit effondré, en plein centre du village.