Poétique de la vaisselle
février 1998
par Denise Pelletier
CHICOUTIMI(DP) - L’idée toute simple d’un geste quotidien: faire la vaisselle, a inspiré à Pascale Landry et Michel Sylvestre un montage complexe, à la fois visuel et sonore, qui est présenté jusqu’au 1er mars dans la salle 1 d’Espace Virtuel. Quand on entre dans la salle, on aperçoit d’abord une forêt de neuf colonnes blanches, qui vont du plancher au plafond. On se rend compte qu’elles laissent échapper des sons, que l’on peut entendre mieux en collant l’oreille sur une des plaques de métal trouées qui sont insérées dans chaque colonne à des hauteurs différentes. Ce qu’on entend alors ressemble fort au bruit que ferait de la vaisselle cassée, frottée, piétinée. Mais on entend aussi des paroles, dites par une voix de femme, ce qui incite à regarder l’autre partie de l’installation: trois murs blancs sur lesquels sont fixés différents objets, et deux écrans qui diffusent des images.
Un passage permet d’entrer derrière le mur du centre, mais on n’ose guère marcher très loin sur ce plancher de céramique blanche quand on constate qu’il est couvert de morceaux d’assiettes cassées. On peut s’y aventurer, ou alors se contenter de regarder le grand miroir posé tout au fond. On y aperçoit un évier fixé sur un tuyau, et un écran de télévision montrant une femme vêtue d’une robe rouge, qui lave la vaisselle dans cet évier, puis la jette par terre, la casse, la piétine. Pour ce dernier geste, elle porte aux pieds des souliers rouges dont le talon a été remplacé par la tête d’un marteau métallique. Les assiettes et les morceaux se brisent facilement quand elle pose dessus cette chaussure que l’on croirait imaginée par Dali.
Cette femme, c’est Pascale Landry, qui a monté avec Michel Sylvestre cette installation intitulée «Le triptyque de la petite bête noire». Lors du vernissage, elle a présenté une performance pendant laquelle elle a réellement cassé de la vaisselle, avec ses souliers-marteaux, laissant par terre, pour la durée de l’exposition, les morceaux ainsi générés. On la voit donc sur trois écrans de télévision, qui proposent trois vues différentes: son visage, son corps tout entier, ou ses jambes. Faisant contraste avec la violence implicite du geste de casser la vaisselle, elle chante et récite, sur un ton doux et presque monocorde, un texte poétique plein de segments répétitifs, qui font écho à la répétition du geste de laver la vaisselle.
Rencontrés sur les lieux de l’exposition, les deux artistes, qui viennent de Québec, évoquent divers éléments mis en cause par leur installation. Notamment le jeu avec les obstacles: il y a toujours quelque chose, un morceau de métal, une loupe, un verre, un écran, entre le spectateur et l’image elle-même. De même qu’il y a des colonnes de son entre un point et l’autre de la salle. L’action est filmée, projetée sur un écran, qui est lui-même réfléchi dans un miroir.
Le visiteur est traité comme un voyeur: il doit s’approcher pour voir non seulement les écrans, mais les multiples objets fixés aux murs de cette maison si particulière. Des pinces ou des broches métalliques qui soutiennent des morceaux de verre, des loupes, des contenants remplis d’eau, surfaces à travers lesquelles on peut voir un morceau de négatif ou encore de vagues formes lumineuses qui s’agitent. Le visiteur est aussi un écouteur: les sons proviennent de diverses sources qu’il faut identifier. On entend au même moment deux étapes différentes du même texte.
Ce voyeur-écouteur est invité à participer au jeu. Un jeu où se croisent et se rejoignent la sensation et la réflexion, la poursuite et la dérobade, le bruit et la poésie, l’ironie et le drame. Pascale Landry parle d’un hommage à Sisyphe, ce personnage de la mythologie condamné à pousser jusqu'en haut d’une montagne une lourde pierre qui redescend toujours: Albert Camus a vu dans ce mythe un symbole de la condition humaine.
L’absurde répétition d’un geste, laver la vaisselle, suscite «la crainte sourde que la vie s’enlise», et provoque la protestation, la casse: tout cela fait aussi référence à la relation amoureuse, dit en substance Pascale Landry.
Mais c’est un sens que l’installation déjoue sans cesse, multipliant les images et les sons qui proposent la poésie, l’ironie, l’humour, la distance, comme points de vue et comme moyens de nous amener à «imaginer Sisyphe heureux».