Esthétique aérienne de l'acier
mars 1997
par Denise Pelletier
CHICOUTIMI(DP) - L'acier inoxydable, métal inerte et froid dont sont faits les outils chirurgicaux, peut-il être source de poésie? Frédéric Gilbert répond oui et le démontre dans l'exposition qu'il présente à la galerie l'Oeuvre de l'autre jusqu'au 21 mars, précisément intitulée «Pour une poétique de l'acier inoxydable».
Curieusement, la première idée de ce jeune homme originaire de Chicoutimi, alors qu'il était adolescent et s'est inscrit à l'École du meuble de Victoriaville, est encore présente dans cette exposition car ses objets sont en réalité des meubles: tables, étagères, lampes. Cependant, il s'est aperçu très tôt que la production industrielle en série ne l'intéressait pas et il a eu le goût de laisser libre cours à ses idées créatrices. Son parcours a donc bifurqué vers les arts, cette exposition constituant son travail de fin de maîtrise en design de création, effectuée à l'UQAC sous la direction du professeur Denys Tremblay.
Les séduisants objets qu'il propose combinent de façon harmonieuse diverses caractéristiques qui semblent à prime abord contradictoires: ainsi, le matériau de base, l'acier inoxydable, est extrêmement lourd, mais les formes données aux oeuvres sont en revanche élancées, aériennes. Ceci par un travail qu'a effectué Frédéric Gilbert sur les extrémités des éléments qui constituent chaque pièce: les bords des surfaces planes sont amincis et arrondis, introduisant ainsi une idée de douceur caressante là où on attend l'aspérité et la tranche vive. En revanche, les pattes des tables s'achèvent en pointes recourbées et effilées, comme le sont les stylets utilisés en chirurgie ou en dentisterie, et c'est là que se retrouve la qualité agressante du matériau.
Ces objets sont parfaitement fonctionnels et les tables pourraient être réellement utilisées comme tables, souligne Frédéric Gilbert. Cependant, par son travail de type artisanal, il demeure du côté des arts appliqués, évitant de franchir le pas vers le design pur: à cause de leurs pointes, des incrustations dans la surface, et des tiges métalliques recourbées qui garnissent certaines pièces, il serait impossible de les produire en série.
Tout cela se travaille en atelier avec des outils spécialisés, couteaux, perceuses, qui servent à tailler, découper la matière brute qui se présente sous forme de feuilles ou de tiges. Un travail de type artisanal, où l'artiste est en lutte avec une matière inerte et pesante. L'étape du polissage est particulièrement importante, essentielle pour donner aux créations ce fini brillant et lisse qui réfléchit la lumière.
Lumière réfléchie, mais aussi lumière réelle, car Frédéric Gilbert propose quelques petites pièces de forme ovoïde terminées par un bouquet de tiges pointues et recourbées, et contenant une ampoule qui s'allume réellement. Ceux-ci intègrent donc totalement la forme organique, allant même jusqu'à évoquer l'idée de chaleur.
Les «objets» de Frédéric Gilbert, (le mot «objet» fait d'ailleurs partie de tous les titres: «objet étroit, lumineux, rond» ou «objet carré», ressemblent d'abord à des tables, des étagères, de forme simple, élancée, élégante. Mais ces formes sont perverties par des détails discrets comme des pointes acérées, parfois incrustées dans la surface plane elle-même. Ces ajouts n'enlèvent rien à l'élégance ni à l'aspect élancé des pièces, ils viennent plutôt leur enlever leur simplicité première pour ajouter un peu de complexité, introduire en somme dans l'univers tranquille du beau meuble une notion d'inquiétante étrangeté.
Frédéric Gilbert, créateur originaire de la région, propose donc une exposition fort originale, remarquable par sa gestion des contradictions entre l'organique et le métallique, entre le froid et le chaud, entre le technologique et l'artisanal.