La deuxième vie des pierres
octobre 2002
par Denise Pelletier
(DP) - Reprendre une exposition, 25 ans plus tard: c'est une occasion qui se présente rarement aux créateurs en arts visuels. Et c'est une des raisons pour lesquelles Daniel Dutil se réjouit d'avoir pu, pendant l'été et jusqu'à aujourd'hui, faire un tel exercice à la Pulperie.
La direction de la Pulperie et le conservateur Alayn Ouellet lui ont en effet proposé de présenter à nouveau l'installation «Pierres», qu'il avait créée en 1976 à l'UQAC. Il l'a fait en y apportant les modifications entraînées par le lieu d'exposition et aussi par les développements de la technologie, nous explique-t-il lors d'une rencontre dans l'édifice 1921 de La Pulperie, sur les lieux de l'installation.
Il a d'abord rebaptisé son oeuvre «Remind/Re-wind, Réflexion sur Pierre», allusion au temps passé et à l'aller-retour temporel que représente l'exercice. L'installation comprend des photos qui furent prises près du pavillon de l'Université du Québec à Chicoutimi, qui venait juste d'ouvrir ses portes, dans le stationnement qui n'était pas encore pavé. Le photographe avait dirigé son objectif vers le sol, et les photos montrent des parcelles de cette surface, étroitement cadrées. Sur un fond de pierre concassée, on peut apercevoir des traces laissées par les humains ou par la nature: touffe d'herbe, emballages de cigarettes (l'un de marque Caporal) ou de gomme à mâcher (Juicy Fruit), morceaux de tissu, canette en métal, aile de bicyclette, coquillage. Elles sont posées par terre, sur de la pierre concassées dans laquelle le visiteur marche, en séries de carreaux juxtaposés.
«C'était une oeuvre charnière pour moi, parce que c’était la première fois que je quittais la photo traditionnelle pour intégrer d'autres médiums, pour occuper davantage l’espace et introduire la notion d’interactivité dans mon travail», dit Daniel Dutil. Celui-ci a d'ailleurs réalisé une autre installation in situ lors de la première réouverture de la Pulperie, en 1996, ouverture qui fut vite suivie d'une fermeture ... pour cause de déluge.
Le mouvement dans l'oeuvre était à l'époque assuré par des projecteurs, mais en 2002, cette tâche est confiée à quatre caméras vidéo qui captent les mouvements des visiteurs parcourant l'espace de l'exposition et les diffusent en temps réel sur quatre écrans posés à plat dans un boîtier. On doit donc se pencher au-dessus des images pour les voir, doublant ainsi la contre-plongée réalisée par le photographe pour les capter.
La projection devient l'élément interactif de l'installation: le spectateur se fond dans l'oeuvre, il est intégré, tissé dans le sol qu'il est en train de fouler, comme les objets sont devenus peu à peu partie intégrante de la pierre, souligne Daniel Dutil. Selon lui, les nombreux visiteurs qui sont passés à la Pulperie au cours de l'été ont très bien réagi à cette installation. Ils ont accepté de se prêter au jeu, certains l'ont fait rapidement et se sont contentés de quelques pas dans la pierre concassée, d'autres se sont attardés plus longuement, effectuant des expériences pour vérifier comment les différents mouvements étaient captés et reproduits. «Ce n'est pas comme de regarder un tableau dans une exposition, on devient partie de l'oeuvre», dit Daniel Dutil, et le message est perçu différemment selon les personnes qui le reçoivent. Il a pu constater que l'oeuvre prend vraiment vie quand les visiteurs sont nombreux: une dizaine de personnes qui bougent, marchent, qui parlent aussi, ajoutant le son à l'image: de quoi réveiller les vieilles pierres!
L'oeuvre a bien vieilli, constate Daniel dutil, qui a utilisé les mêmes négatifs qu'il y a 25 ans, prenant soin toutefois de numériser les photos. Le propos semble encore pertinent et l’exposition pourrait même circuler ailleurs au Québec. L’exposition sert aussi à montrer que déjà il y a 25 ans, l’art contemporain existait dans la région. C'était le début d’une pratique qui s'est considérablement développée, à travers une série d'actions et de propositions présentées par Daniel Dutil et par d’autres artistes, de telle sorte qu’aujourd'hui le public, bien plus fréquemment mis en contact avec l'art contemporain, est à même de le comprendre mieux.
Daniel Dutil fait partie de ce groupe de créateurs qui ont choisi de vivre et de créer en région. Peut-être qu’à Montréal ou dans les grands centres, les artistes peuvent avoir plus de visibilité, être présents davantage dans les médias, mais ce n’est pas ce qu’il recherche. Entre l'enseignement des arts au Cégep de Chicoutimi, la réalisation d’installations, d’expositions photographiques, et d'oeuvres permanentes dans le cadre du programme du un pour cent, il se dit parfaitement heureux.
Toujours très intéressé par le développement de l'art, il s’occupe entre autres activement de la galerie Séquence, à titre de président du Conseil d’administration.