Jean-Pierre Gagnon

Exprimer toute la douleur du monde
octobre 1999

par Denise Pelletier

CHICOUTIMI(DP) - Entrer dans la salle d’Espace Virtuel où Jean-Pierre Gagnon expose, c’est faire davantage que de regarder des oeuvres: c'est découvrir un monde, pénétrer l’univers intérieur d’un artiste tout entier préoccupé par le malheur du monde, par ses laideurs, par la souffrance des drogués, des laissés pour compte, des prostitués qu’il côtoie chaque jour, qu’il essaie de défendre contre les agressions du monde et contre les bureaucrates qui voudraient les intégrer au système, à Chicoutimi même.
Du moins, quand on le rencontre, c’est de cela qu’il parle en premier lieu. Il évoque Marc, celui qui lui a servi de modèle, qu’il essaie d’aider, à qui cette activité artistique a peut-être donné confiance. Et il en parle au milieu de ses oeuvres, des toiles, des montages, des constructions, des sculptures, des projections vidéo, qui ont un aspect sombre et inquiétant comme le mélange de pénombre et de lumière noire dans lequel baigne l’ensemble. Mais qui ont aussi une sorte de beauté, de séduction.
D’ailleurs comme il le fait toujours, Jean-Pierre Gagnon propose un travail éclaté, d'abord en trois lieux d’exposition: la galerie, un appartement loué au 442 St-François-Xavier par Espace Virtuel, et un bar, le bistro des Anges, rue du Havre. Eclaté aussi par la multiplicité et la diversité des interventions, des intentions, des techniques.
Il a utilisé comme point de départ des toiles de Rembrandt, dans la série les leçons d'anatomie, qu’il a transformées, modifiées par la copie, les techniques graphiques, des outils tels que marteaux et ciseaux. Cela donne des oeuvres tout à fait remarquables, comme cette toile à l'entrée où l'image perçue varie selon l'angle où on se place. A gauche de ce dessin, comme intégrés de force dans le cadre, des personnages recouverts de peinture métallique, faits à partir de figurines, des angelots auxquels il a coupé les ailes, qu’il a fait fondre et réunis en un magma qui évoque les damnés de l’enfer: pour lui, ces personnages représentent tous les enfants enfants abandonnés ou assassinés.

Sur une autre toile, on aperçoit un pied humain placé au point de rencontre des deux bras d’une croix. Il y aussi une immense cage circulaire, tellement haute qu’elle perce le plafond. Des toiles qui semblent intégrées au mur, qui comprennent des lentilles à travers lesquelles on aperçoit ... l'exposition de Geneviève Crépeau, présentée dans la salle voisine. Le regard inversé, le miroir donnant sur les deux faces du monde, la rose et la  noire, dira-t-il, revendiquant bien sûr la face noire pour lui-même. Il y a aussi une photo représentant un homme avec une serviette sur la tête qui évoque l’homme-éléphant. Tout cela résulte d’un travail sur le corps humain, le corps humain abîmé par la vie, torturé, attaqué, et finalement mis à mort, autopsié, disséqué.
Ce travail, intitulé «Bouquet d'hypnose», est relié à des performances, passées et futures, qui modifient l'oeuvre, considérée comme un véritable «work in progress». Des interventions seront faites par Gilles Boisvert, un peintre ambidextre, en novembre. Des oeuvres poétiques seront lues, des musiciens se produiront également. L’artiste veut aussi inviter des jeunes décrocheurs à intervenir dans son oeuvre. Il parle de la souffrance des jeunes, des accros au bpc qui se suicident, des efforts que l’on fait partout, et peut-être surtout à Chicoutimi, pour cacher cette souffrance, cette pauvreté. Il veut aller au conseil de ville pour parler de cela, créer, au Saguenay, une section du journal «L’itinéraire», vendu par les sans-abri à Montréal.
L’urgence des situations qu’il connaît pousse Jean-Pierre Gagnon à multiplier les démarches et les projets, et prend le pas sur la création. Il soutient qu’il faudrait fermer les galeries d’art et veut, après cette exposition qui se termine le 12 novembre, brûler toutes ses pièces, sa thèse de maîtrise, et invite aussi d’autres artistes à participer à cet autodafé qui se déroulera probablement à la Pulperie.
Télékinésie
Dans la salle voisine, Geneviève Crépeau propose une installation intitulée «Télékinésique», où différentes expériences de déplacement dans l'espace sont projetées sur des écrans de télévision. Il y a aussi divers objets associés au monde de l'enfance: jouets, animaux, pris tels quels ou construits avec des matériaux de récupération, dans des montages qui évoquent l’élévation vers le plafond.
C’est comme un grand piège dont quelqu’un, le visiteur, ou un personnage invisible, cherche à s’échapper. Même s'il est construit dans des tons pastel où le rose domine, cet univers est
plus angoissant, plus dérangeant que le «Bouquet d’hypnose» de Jean-Pierre Gagnon, parce qu’il est beaucoup plus hermétique, véhiculant une expérience difficile à partager, et qu'elle ne laisse place à aucune beauté, pas même la beauté du diable.