Les patins de l'enfant terrible
novembre 1996 (l'artiste est décédé en juillet 1998)
par Denise Pelletier
CHICOUTIMI (DP) - Compte tenu de la réputation de Serge Lemoyne, l’un des créateurs québécois importants en arts visuels, dont j’avais d’ailleurs pu voir les oeuvres aux musées du Québec et des Beaux-Arts notamment, je m’attendais à être quelque peu intimidée en me retrouvant devant lui, à Espace Virtuel, alors qu’il terminait le travail effectué en résidence depuis le 28 octobre et qui devait aboutir à l’exposition que l’on peut encore visiter jusqu’au 29 novembre.
Apercevant sa casquette bien vissée sur la tête et ses vêtements de travail, je me suis demandé si c’était lui ou un assistant engagé pour l’aider. Mais quand j’ai vu les mèches de cheveux dépassant de sa casquette, rouges d’un côté, bleues de l’autre, et le lobe de son oreille percé d’une rangée de petites pierres, le doute s’est dissipé. C’était bien lui, artiste important, mais aussi enfant terrible de l’art québécois, qui a organisé dans les années soixante des happenings très dérangeants pour l’ordre établi. Notamment, un événement filmé à la télévision en direct, avec lecture de poésie, musique, et application de peinture un peu partout, qui a, semble-t-il, inspiré des jeunes à organiser chez eux des activités semblables, au grand désespoir de leurs parents.
Bref, Serge Lemoyne n’est pas du tout intimidant. Tel un ouvrier sur le chantier, il délaisse ses outils pour parler, tout simplement, de son travail. Ce qu’il a réalisé à Espace Virtuel, ce sont six très grandes toiles, chacune répartie sur deux ou trois panneaux. Le problème est de les faire tenir au mur: Serge Lemoyne revenait de la quincaillerie où il avait, semble-t-il, déniché des supports métalliques assez solides pour soutenir le poids des toiles. Celles-ci offrent des motifs abstraits réalisés avec la peinture utilisée pour les panneaux de signalisation. L’artiste estime avoir, avec ce matériau, obtenu des effets intéressants, des sillons. des superpositions et des surfaces brillantes dans le blanc par exemple.
Mais ce qui frappe surtout c’est que sur chacune de ces toiles sont collés des patins. Des patins usagés, certains manifestement très anciens, de hockey, de fantaisie, des patins à quatre roues, blancs ou noirs, de tailles variées, plusieurs ont encore leur lacets dont les extrémités dénouées retombent librement, ou encore sont plaquées à la surface par une application de peinture. Leur disposition dessine une forme sinueuse et l’artiste leur a appliqué les couleurs de la toile.
Serge Lemoyne s’est toujours tenu très près de la culture populaire, il a même fait des séries de toiles inspirées par le hockey, aux couleurs du Canadien, bleu, blanc rouge, et le patin est bien entendu un élément important de cette culture. Les patins ne sont cependant pas utilisés à la manière de symboles: leur forme a inspiré à l’artiste des actions esthétiques, agencement par séries et interventions par la couleur, de sorte qu’ils deviennent partie intégrante d’une oeuvre d’art essentiellement abstraite.
C’est une oeuvre de ce type, avec patins et couleurs, que Serge Lemoyne a réalisée pour l’école primaire Saint-Lazare, dans le cadre du programme d’intégration de l’art à l’architecture du ministère de la Culture (politique du un pour cent). «La directrice de l’école n’aimait pas du tout mon oeuvre, elle a alerté les parents et quelques médias d’information. On m’a fait passer pour le gros méchant qui aurait pris l’argent destiné à acheter des livres pour la bibliothèque...», dit-il, relativement amusé. Il a cependant constaté que les enfants, surtout les plus jeunes (les plus vieux avaient tendance à répéter le discours des adultes), ont immédiatement aimé l’oeuvre, qui a d’ailleurs été placée sous verre pour éviter que les gens, dans leur enthousiasme, ne soient tentés de «décrocher» des patins! «C’était ça l’important, et aussi que je sois content de ce que j’ai fait», souligne-t-il. Après tout, selon lui, les artistes ne sont pas des décorateurs, ils n’ont pas à demander aux «clients» ce qu’ils veulent comme oeuvre.
Dans la salle d’Espace Virtuel se trouvent également deux sculptures verticales faites avec des éléments provenant de la maison natale de Serge Lemoyne. Ce qui ouvre un autre chapitre des controverses qu’il a suscitées: la saga de cette très grande maison construite en 1860 à Acton Vale (Cantons de l’Est) et achetée par son grand-père. Serge Lemoyne en a fait un lieu de création, y réalisant chaque année des interventions, modifications, applications de couleurs.
Mais la municipalité a vu cela d’un autre oeil, il y a eu des poursuites, un procès. L’artiste a finalement gagné le droit de faire ce que bon lui semble dans une partie de la maison ... l’autre devant être démolie pour des raisons de sécurité. Ce qui le réjouit, c'est l'intelligence du juge qui a reconnu que la maison pouvait être considérée comme une oeuvre d'art.
Mais Serge Lemoyne ne voulait pas bêtement démolir: il a plutôt entrepris de découper la maison, à la scie et à la hache, travaux qui ont fait l’objet de plusieurs reportages dans les médias, en 1991. Nombre d’angles, de couleurs, d’agencements de matériaux qu'il a photographiés dans la maison l’inspirent encore très souvent lorsqu’il peint des toiles. Par ailleurs, il continue d'effectuer régulièrement des interventions dans la partie de la maison restée en place à Acton Vale, et il a récupéré les matériaux de la partie enlevée, planches, portes, cadres de fenêtres, balustrades, pour les intégrer à des sculptures, comme celle qu'il a construites à Espace Virtuel. Il limite son intervention au minimum: il les agence à la verticale sur une base de métal, puis il applique un peu de couleur, quelques patins, c’est tout. Source d’inspiration inépuisable, la maison natale de Serge Lemoyne connaît ainsi une nouvelle vocation. Tout comme celle d’Arthur Villeneuve, à qui on le compare parfois, bien que sa démarche soit fort différente de celle du peintre chicoutimien.
Toiles et oeuvres de Serge Lemoyne se retrouvent donc dans les grands musées du Québec, dont certains ont déjà présenté des expositions rétrospectives, il a participé à quelques reprises aux Cent jours d’Art contemporain à Montréal, et cette année, il a exposé dans plusieurs régions du Québec. Le travail réalisé à Espace Virtuel, intitulé «Lemoyne en direct et en différé», marque selon lui le début d’une nouvelle période créatrice, ce qui lui donne énergie et enthousiasme.