La puissance narrative des objets
février 2003
par Denise Pelletier
(DP) - Des objets blancs ou roses, des formes rondes, gonflées, des surfaces douces: tout cela évoque les courbes du corps féminin, la matrice, le sein.
Et pourtant, ce n’était pas du tout la thématique choisie par Ane-Marie Fortin: «je n’avais pas vu cet aspect, je l’ai découvert après coup en regardant mes oeuvres», dit l’artiste à propos de l’exposition qu’elle présente à la galerie l’Oeuvre de l’autre jusqu’au 27 février. Preuve que des forces insconscientes sont à l’oeuvre dans tout processus de création.
Son propos était plutôt de réaliser un «détournement d’objets», en s’intéressant à leur aspect formel et en évacuant totalement leur aspect utilitaire.
C’est bien d’ailleurs ce qu’elle a fait et le résultat, cette exposition intitulée «À l’insu des objets», est à la fois original, fascinant et esthétiquement séduisant. Ses objets de base: un lavabo, des gobelets, des ballons (ballounes) gonflés ou non. Ils ont servi de supports (présents ou non dans l’oeuvre finale) pour des moulages en plâtre ou en cire, résultat d’un véritable processus de transformation, de redéfinition et de détournement.
«C’est l’aspect formel des objets qui m’inspire», souligne l’artiste, qui met en valeur leur plasticité et leur potentiel esthétique. Elle travaille sur les contrastes et les contraires: négatif et positif, plein et creux, endroit et envers, traités par la répétition et les séries qui deviennent des oeuvres accrochées au mur, disposées par terre ou suspendues par des fils.
Ainsi, quelques centaines de gobelets de forme conique sont insérés dans une série de cadres fixés au mur pour constituer une sorte de mosaïque: on les voit du dessus, par l’ouverture. Par terre, une deuxième série montre le bout pointu d’autres verres du même type, dont les pointes sont de couleur orange.
Orange aussi les bouts (mais ce sont des ballons en réalité) de quelques tiges de bois fixées au mur, auxquelles sont suspendus des ballons non gonflés, ou plutôt des moulages de ballons non gonflés. Cela occupe presque tout un mur, certains ballons sont suspendus à ces tiges, d’autres sont couchés par terre et empilés tête-bêche.
L’artiste a aussi fixé sur un plan vertical des hauts de ballons qui, avec leur bout noué, font inévitablement penser à des seins, comme en écho à l’oeuvre placée à l’entrée de la galerie, qui aligne des ventouses de débouche-tuyaux colorées en rouge, rose chair et orange. Il y a aussi de gros «oeufs» tout blancs et creux comme des vases, posés nonchalamment sur le flanc.
L’oeuvre la plus fascinante est une série de neuf lavabos (moulés à partir du thermoformage d’un vrai lavabo) accrochés au mur: du drain de chacun d’eux sort une forme (en pulpe de papier) qui devient de plus en plus volumineuse du premier au dernier lavabo. Elle semble enfler et gonfler comme un pain qui lève pour occuper complètement la dernière cuvette.
Toutes ces séries n’ont pas l’uniformité des objets usinés: imperfections et irrégularités, dans la fabrication ou la disposition, indiquent que la «chaîne de montage» est de nature artistique, mue par un élan créateur qui traite chaque pièce comme un élément unique, sans rien à voir avec la fabrication industrielle.
Native de Québec, Ane-Marie Fortin a d’abord complété un bac en art à l’Université de Montréal, puis elle a travaillé un an en France. «Cela m’a permis de prendre du recul face à mon art, et j’ai voulu ensuite travailler dans un contexte différent de ceux que j’avais connus», dit-elle. D’où l’idée de s’installer à Chicoutimi pendant deux ans pour y faire sa maîtrise. Elle a consacré beaucoup de temps à la réalisation de ce superbe travail, effectué dans le cadre de sa maîtrise en arts à l’UQAC. Après quoi elle retourne à Montréal, où elle compte produire, faire connaître son travail, et éventuellement entreprendre des études de doctorat.