Raphaëlle de Groot

Toute une ville dans un bottin
juin 2000

par Denise Pelletier

CHICOUTIMI(DP) - Le bottin téléphonique: c'est l'instrument qu'a choisi l'artiste Raphaëlle de Groot pour tenter de saisir la ville de Chicoutimi et chacun de ses habitants. En résidence à la galerie Le Lobe, elle a monté une installation en se servant des noms inscrits au bottin 1999-2000 du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Elle a d'abord repéré tous ceux qui étaient de Chicoutimi («Chtmi»), elle les a découpés un à un, puis les a classés par ordre alphabétique des rues d'abord, et ensuite par ordre numérique des adresses.
Cela donne donc des petites bandes de papier portant chacune un nom et une adresse, collées par un seul côté sur un ruban gommé dont la longueur varie en fonction de celle de la rue. Le tout est fixé au mur par de petites épingles aux têtes colorées, en bandelettes verticales qui s'agitent au gré de l'air que l'on déplace quand on passe tout près. Cela évoque des échelles, ou encore des rails de chemin de fer.
Pendant que l'on regarde ces éléments visuels, des haut-parleurs installés dans la salle diffusent une bande sonore où on entend l'artiste faire la lecture de chacun des noms de sa liste. «C'est un appel que je leur lance personnellement», explique-t-elle.

Car pour Raphaëlle de Groot, le bottin téléphonique, objet impersonnel au départ, devait servir à se rapprocher des gens, jusqu'à pénétrer leur intimité. «On peut dire que chacun des individus d'ont j'ai découpé le nom m'est passé entre les doigts», dit-elle. Elle sait aussi que, malgré toute la minutie apportée à son travail, elle a commis des erreurs, des oublis. «Il y a peut-être des noms qui sont tombés dans les craques du plancher, ça fait partie de la vie même de l'oeuvre», dit-elle.
Le statut de ville-test de Chicoutimi a toujours intrigué la Montréalaise qu'est Raphaëlle de Groot. Quand la galerie Le Lobe lui a proposé une  résidence, elle y a vu une occasion de creuser cette fascination. La ville, c'était un «Microcosme» (c'est le titre de son installation) qu'il fallait saisir, comprendre et donner à voir. A partir d'une photo aérienne, laquelle constitue un autre élément de son installation, elle s'est approchée progressivement des quartiers, des rues, des maisons, et de chacun de ses habitants, ou presque.
Dans le bottin où les noms sont disposés par ordre alphabétique, un citoyen de Laterrière peut se retrouver juste au-dessous d'un résidant de Chicoutimi, tandis que le voisin de ce dernier se retrouvera 50 pages plus loin. Le lent et patient travail de découpage effectué par Raphaëlle de Groot restitue leur proximité aux gens qui sont voisins: le locataire d'un immeuble retrouve ses voisins de palier, et des recoupements permettent de déduire que deux personnes habitent ensemble, ou encore qu'une personne, inscrite sous le nom de son mari, appartient à une génération plus âgée.
Mais Raphaëlle de Groot veut pousser plus loin son travail: elle marche dans la ville en tenant ses listes à la main, afin de voir les maisons, et à quel nom elles correspondent. Elle se propose aussi, si le temps le lui permet, de parler directement aux personnes qu'elle trouvera sur son chemin. «J'aimerais demander, par exemple à quelqu'un qui lave sa voiture, quel est le nom de ses parents, depuis combien de temps il habite à cet endroit, et enregistrer sa voix». Dans une étape ultérieure, elle réalisera peut-être ainsi une «carte audio» correspondant à son travail visuel.
L'artiste estime avoir, par ce travail, répondu positivement aux questions qu'elle se posait au départ: comment saisir la ville, est-ce un défi à ma mesure, et est-ce que cela a un sens de le faire? En découpant ainsi les noms un à un, elle repousse les limites d'un territoire réel pour le faire pénétrer dans l'imaginaire poétique et s'amuse avec la frontière entre public et privé, entre identité et anonymat.
Raphaëlle de Groot, qui a étudié en arts à l'UQAM et qui a travaillé pendant un an à New York, s'intéresse depuis longtemps aux notions de traces et d'empreintes. Par exemple, dans un autre travail de création effectué à la bibliothèque centrale de Montréal, elle a prélevé et photographié les empreintes digitales laissées par les gens sur la couverture des livres, et s'est servi des documents ainsi obtenus pour créer d'autres livres. Elle voit un parallèle entre le dessin d'une rue sur une carte et une empreinte digitale, à la fois objets abstraits et éléments de l'intimité d'une personne.
On peut voir l'exposition «Microcosme» de Raphaëlle de Groot, jusqu'au 23 juin à la galerie Le Lobe, située au 1024 rue Nil Tremblay, dans le secteur Rivière-du-Moulin.