Freda Guttman

Réfléchir (sur) les dérives du monde
mai 2003

par Denise Pelletier

(DP) - Images déformées, reconstruites, réfléchies: le visiteur qui entre à la galerie Séquence pour voir l’exposition de Freda Guttman, intitulée «Notes from the 20th» et présentée jusqu’au 8 juin, est aussitôt saisi du besoin de regarder. De regarder ces disques qui tournent autour de cylindres, et finalement les cylindres eux-mêmes car c’est sur leur surface réfléchissante qu’il est finalement possible de discerner les images que veut transmettre l’artiste, d’origine juive, qui vit et travaille à Montréal.
Les images photographiques placées sur les plateaux tournants ont été déformées, étirées dans tous les sens dirait-on par un procédé appelé anamorphose: si on les regarde directement, on ne peut pas vraiment voir ce qu’elles représentent. Il faut plutôt observer leur reflet dans le cylindre et on constate alors que ces images montrant par exemple Hitler avec des jeunes, illustrent la montée du fascisme.

D’autres éléments que ces «tables tournantes» font également partie de l’installation de Freda Guttman. Entre autres un élément qui faisait partie d’une autre installation de Freda Guttman, intitulée «Cassandre: un opéra enquatre actes», et présentée à Séquence il y a quelques années, soit un film noir et blanc au rythme saccadé et irrégulier projeté sur le mur: sans paroles, il est très émouvant justement par l’ampleur du non-dit qui s’en dégage, et auquel on accède en observant attentivement les images.
Deux enfants de huit à dix ans courent vers un homme, très certainement leur père. Vêtements et coiffures indiquent que c’est une famille juive. Le père ouvre les bras, accueille d’abord la fillette, puis repousse celle-ci pour entourer le garçon de ses bras. La scène est reprise quelques fois, sous un angle différent qui permet de percevoir comment la petite fille (Freda Guttman elle-même) a pu vivre cet épisode, se sentir rejetée au profit du frère, exclue du monde des hommes, rejetée on ne sait dans quel abîme psychique.
Quand on connaît les travaux menés par Freda Guttman depuis une trentaine d’années on comprend que cet événement a probablement constitué un épisode fondateur de son existence: c’est à partir de celui-ci qu’elle a érigé sa compréhension du monde. Sentant le besoin de la partager, elle l’a explorée et exprimée à travers la création artistique.
Compréhension fondée sur le travail de la mémoire, qui consiste en l’occurrence à associer étroitement les références autobiographiques et personnelles et les données historiques (guerre, holocauste, fascisme, racisme) auxquelles la relie cet épisode. Celui-ci a certes été à l’origine des prises de position dont elle fait état dans ses propos et dans son travail, en faveur de la paix et du féminisme, contre l’exclusion sociale par exemple.
Dans un cabinet au fond de la première salle reposent des objets en porcelaine blanche, que l’on prend d’abord pour des ossements humains, mais qui, vus de près, se révèlent être des représentations de bras de phonographes, évoquant aussi les becs de douche par lesquels étaient envoyés les gaz mortels dans les camps de concentration. Quelques photos et une autre installation regroupant des images découpées en triangles et également déformées, complètent l’exposition.
Intéressante à plus d’un titre, celle-ci se présente comme le résultat d’un travail artistique et esthétique réalisé sur une matière émotionnelle et personnelle. Ainsi, le visiteur accède à l’intimité d’une artiste, d’une femme, d’un être humain qui lui fait partager sa démarche de recherche, d’exploration et d’appropriation des origines.